[FAL33] Le cinéma comme outil d’émancipation en milieu carcéral : retour d’expérience

France Amérique Latine 33 mène une grande diversité d’actions en Gironde pour faire connaître les cultures et les luttes du continent latino-américain, renforcer les liens de solidarité et de coopération avec ses peuples. Structure ressource en ECSI, FAL a développé une grande expertise sur le rapport à l’image, l’éducation artistique et culturelle dans l’objectif de sensibiliser à la défense des droits humains et à la lutte contre le réchauffement climatique. Depuis cette année, FAL33 intervient au sein de la maison d’arrêt pour mineurs de Gradignan pour développer un projet cinématographique auprès de six jeunes incarcérés. Rencontre avec Sara, chargée du pôle Cinéma .

Quelle est la genèse du projet ?
 
Ce projet est inspiré du travail de deux réalisateur·ices Colombien·nes, Nicolas van Hemelryck et Clare Weiskopf. Alis est un film documentaire tourné auprès de jeunes adolescentes accueillies dans un refuge en périphérie de Bogotá, qui ont toutes été confrontées à la rue et aux violences. Les réalisateur-ices les ont accompagnées pendant plusieurs mois pour témoigner de leur quotidien et libérer leur parole à travers le récit fictif d’une amie imaginaire « Alis ». Nous avions projeté ce film il y a deux ans, durant nos rencontres du cinéma Latino Américain et en étions ressorties bouleversées.
C’est cette démarche que nous essayons de reproduire à la maison d’arrêt de Gradignan auprès des mineurs détenus, avec l’aide des réalisateur-ices Colombien-nes, partenaires du projet. Cela faisait un moment que nous voulions intervenir en prison pour ne pas invisibiliser ce qui s’y passe.
Le projet a eu du mal à se mettre en place car c’est très difficile de réussir à intervenir en milieu carcéral, les démarches sont longues, fastidieuses et requirent beaucoup de patience.

En quoi consiste le projet précisément ?

Il s’agit d’accompagner les jeunes à la réalisation de leur film documentaire.Le projet comprend 4 phases.
D’abord, on visionne ensemble des extraits de films inspirants qui peuvent nous nourrir et nous aider à la construction du documentaire.
Ensuite, les jeunes apprennent à manier la caméra et à filmer l’espace de la prison, les salles communes, leurs propres cellules, dans un objectif de transformation et de réappropriation de ces lieux par l’image cinématographique, sur lesquels ils n’ont généralement aucune emprise.
Ensuite, ils apprennent à être face caméra grâce à des ateliers animés par une troupe de théâtre pour être plus à l’aise avec la prise de parole en public, mais surtout pour libérer la parole et l’imaginaire. La capacité à imaginer est mise en danger par le passage en prison et notamment chez les adolescents.
Enfin, l’apprentissage du montage vidéo. C’est important que ces compétences techniques acquises grâce au projet puissent ensuite être valorisées pour leur avenir professionnel à leur sortie de prison.
L’objectif est aussi de projeter ce film au festival de cinéma et de l’accompagner en salle, avec les jeunes qui seront sortis de prison à cette période, ce qui est très gratifiant pour eux.
Par ailleurs, nous sommes en train de concevoir une mallette pédagogique pour la transférabilité du projet, avec des fiches pratiques concrètes afin que tout notre travail de pilotage soit utile à d’autres, à la fois sur les aspects administratifs relatifs à la prison et sur la démarche pédagogique autour du personnage fictif.

Peux-tu détailler le concept du personnage fictif ?

Les jeunes sont invités à fermer les yeux et à imaginer l’histoire d’un camarade fictif de prison : « A ton avis, comment en est-il arrivé là ? » « Qu’as-tu pensé de lui la première fois que tu l’as vu ? » « Sa famille vient elle lui rendre visite ? » « Est ce que ça lui arrive de pleurer ? » « Qu’est-ce qu’il fera à sa sortie de prison ? » C’est une sorte de toile blanche sur laquelle ils peuvent projeter leurs propres expériences, où la fiction se mêle à la réalité et leur offre la possibilité d’avoir un point de vue extérieur sur leur vécu, et l’opportunité de se projeter vers un avenir plus radieux. Il y a des règles à la création de cet univers, il faut pouvoir y croire, mais on n’est pas là pour déceler le vrai du faux, ce qui compte c’est l’authenticité de l’expérience. L’imaginaire est vrai et c’est important de le réactiver pour la sortie de prison, arriver à s’imaginer autrement, dépasser la stigmatisation. Le format fictif avec un personnage imaginaire est propice à la libération de la parole et permet de dégager des problématiques communes dans certains milieux sociaux. Cette démarche a été reproduite en Colombie à différents endroits, dans les lycées par exemple, pour parler de harcèlement, ou au sein d’une communauté indigène dans la région du Cauca, sur les questions de rapport à la terre et de luttes contre les projets extractivistes. C’est une expérience émancipatrice. C’est très gratifiant pour ces jeunes qui assisteront à la projection du film, de se voir à l’écran en présence de spectateur-ices issu-es d’autres milieux que les leurs, ça les valorise, renforce leur estime de soi.


Photo prise durant le tournage du film documentaire « Alis », en Colombie

Quelles sont les spécificités des actions « d’éducation à » en milieu carcéral ?

Il y en a plusieurs. D’abord en termes de public, ce n’est pas du tout la même démarche qu’intervenir auprès de jeunes lycéen-nes par exemple, d’abord parce que le cadre n’est pas le même. Nous sommes dans un lieu fermé, où le temps est chronométré, on ne peut pas intervenir plus de deux heures d’affilé, ce qui peut freiner le lien de confiance, le lâcher prise. On ne peut pas non plus agencer l’espace comme on veut. On est toujours en présence d’un policier, l’impression d’être surveillés...
Il faut faire en sorte que les jeunes dépassent ces contraintes, avec les méthodes d’éducation populaire.
Et surtout prendre en compte que les jeunes ne sortent pas souvent de leur cellule individuelle, la première chose qu’ils veulent faire c’est discuter, si on ne prévoit pas une activité où la discussion est centrale, c’est impossible d’avoir leur attention. Il faut donc toujours prévoir un temps conséquent pour l’interconnaissance et mise en confiance. Enfin, ces jeunes ont eu des parcours difficiles, il faut être attentif à leur ressenti sans être trop intrusif, qu’ils puissent s’exprimer s’ils le souhaitent seulement. Mais toujours les inclure à chaque étape du projet.
Ensuite, les difficultés techniques d’un point de vue cinématographique. On s’est par exemple heurté au refus des policier de filmer la cour de prison, pour des raisons de sécurité, ou encore l’impossibilité de filmer les visages découverts des jeunes car ce sont des mineurs sous tutelle d’un juge et du directeur de la prison qui n’ont pas donné leur autorisation. Il faut donc réfléchir à des solutions dépasser ces contraintes et la frustration qu’elles peuvent engendrer chez les jeunes.
Enfin, avant de se lancer dans une démarche d’intervention en prison, il faut bien avoir en tête toute la complexité du système, la difficulté à s’adresser aux bons interlocuteurs. Cela nécessite beaucoup de temps, de patience, de négociation. Ça n’a pas été simple non plus de financer cette action, nous avons démarré sans savoir si la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) pouvait financer le projet, d’ailleurs on vient d’apprendre que non. Nous comptons essentiellement sur le financement participatif, en plus d’un soutien financier de la région NA dans le cadre de l’appel à projet Outils innovants pour l’ECSI.

En quoi ce nouveau projet vous conduit à réinventer vos pratiques d’éducation populaire ?

Comme je le disais, d’abord le rapport au public est très différent, nous accompagnons 6 jeunes ce qui nécessite de prendre en compte chaque individualité à la différence du rapport à la classe par exemple ou c’est la dynamique de groupe qui prime. Il nous a fallu créer de nouveaux outils, mobiliser de nouvelles compétences, une nouvelle posture. On a dû faire un choix éthique : est ce que l’on veut parler oui ou non de leur parcours ? Nous avons fait le pari de ne pas savoir leurs crimes / délits mais en restant ouverts si le jeune avait envie d’en discuter. Il faut aussi trouver la bonne posture et le bon équilibre dans la relation au jeune, notamment lorsqu’on est leur seul contact avec le monde extérieur. Se pose aussi la question du lien que l’on maintiendra ou non en dehors de nos interventions, à leur sortie de prison...
Il y a aussi un aspect intéressant, c’est l’importance de la mobilisation de notre partenaire Colombien dans ce projet. Le fait d’adapter une méthode colombienne, accepter que leur projet leur appartienne, on parle beaucoup de posture décoloniale, ici on l’expérimente vraiment ! Cela a changé notre manière de concevoir l’éducation à l’image, qui est davantage considéré en Colombie comme un réel outil d’émancipation. Tout cela vient bousculer nos pratiques, notre manière de faire de l’éducation populaire.

Pour en savoir plus sur FAL 33 : https://www.fal33.org/